La démarche du film
Pourquoi ce film ?
Nous sommes quatre ami·e·s d’enfance né·e·s dans l’Aube : Charline Guillaume, Julien Tortora, Victor Tortora et Pierre-Jean Perrin. Nous grandissions à quelques kilomètres de Vosnon quand André Gorz s’y retirait pour passer les vingt dernières années de sa vie avec sa compagne, Doreen. Lorsque nous partions faire nos études dans les métropoles alentours – Paris, Metz, Lille -, en 2007, ils prenaient ensemble la décision de quitter ce monde. Quelques années plus tard, nous apprenions l’existence, à deux ou trois villages de là, d’un penseur majeur de l’écologie française. Ses écrits nous ont tou·te·s les quatre marqués durablement.
Un vide autour de nous
Aujourd’hui, une sensation de vide domine. D’abord, personne n’a jamais évoqué la présence de Gorz dans notre voisinage ; quelle chance pourtant cela aurait été de le rencontrer ! Lors de nos visites à Vosnon, les habitant·e·s interrogé·e·s à propos du couple ont simplement remarqué : « On ne les voyait pas, ils étaient discrets. Quelquefois si, on le voyait lui, se promener. Et on imagine qu’ils recevaient du monde ; il y avait parfois des voitures de parisiens garées devant chez eux. »
L’Aube n’a jamais brillé pour ses idées écologistes ; elles restent au contraire aujourd’hui frileuses, voire franchement réactionnaires. Le contraste entre l’utopie gorzienne – basée sur une réappropriation collective des moyens de production, louange de l’autonomie, de la convivialité, du temps libéré – et l’état réel d’un département emblématique de l’agriculture intensive et de la désertion des campagnes, nous a saisi.
André Gorz a pourtant choisi ce territoire pour y passer les vingt dernières années de sa vie avec Doreen. Là, il a écrit ses ouvrages les plus décisifs et polémiques au regard de notre époque : Métamorphoses du travail (1989), Misères du présent, Richesse du possible (1995), L’immatériel (2003), Ecologica (2006).
Tout se passe comme si la rencontre posthume avec Gorz était venue précipiter nos échanges de jeunesse, nos doutes quant à la centralité de l’emploi dans nos vies et les parcours respectifs qui en ont résulté. L’utopie gorzienne a tranché radicalement avec l’ambiance locale et réveillé un groupe d’ami·e·s qui attendait, ensommeillé, autour d’un projet commun, tout à la fois porté vers le passé, notre territoire commun et tourné vers un futur qui soit de nouveau désirable.
Nous souhaitons aujourd’hui combler la case vide par un geste collectif et cohérent : rendre présent André Gorz et sa pensée. La proximité géographique n’est pas anecdotique ; elle fut – et demeure – un hasard fondateur.
Le film
En référence à la Lettre à D. qu’il rédigea pour Doreen, sa compagne, au soir de leur vie partagée, adresser une lettre filmée à Gorz constitue pour nous un geste fort : d’abord, une manière de s’engager en faveur de l’écologie politique (certain·e·s d’entre nous sont militant·e·s par ailleurs). Ensuite, la possibilité d’un médium commun – le cinéma documentaire – qui agrège nos savoir-faire respectifs (mise en scène, image, musique, littérature).
Plus – ou moins – qu’une biographie, ce documentaire-fiction suit le déroulement d’une pensée collective sur les pas de Gorz. Il met en mouvement la critique, de sorte à ne pas nous en tenir à l’apologie. Notre documentaire explore cinq cercles : la désorientation, la norme du suffisant, le travail, le revenu universel et l’autonomie.
Manon, un personnage fictif
L’auteure de la lettre, Manon, passe le plus clair de son temps à vélo, pour le plaisir, mais aussi pour le travail. Elle est coursière à Paris, soumise aux nouvelles formes précaires de l’emploi. Sa découverte de Gorz l’amène à traverser des lieux emblématiques : la maison du philosophe à Vosnon, le parc pour enfants qu’il a légué au village, le quai de Seine qui porte son nom à Paris. Elle passera également à Bure, lieu du projet d’enfouissement de déchets nucléaires, où s’est organisée une résistance qui fait écho, en actes, à la pensée gorzienne.
Inventer Manon, c’est un moyen de vulgariser la pensée de Gorz et de pouvoir s’adresser à celles et ceux qui, comme ce personnage au début du film, ne connaissent rien à l’écologie politique. C’est également une manière de ré-actualiser la pensée de Gorz et de la confronter à la réalité d’aujourd’hui. Enfin, Manon, c’est aussi un peu un mélange de nous quatre, auteur·e·s du film. Nous avons mis dans ce personnage un peu de la sensibilité, du vécu et des questionnements de chacun d’entre nous et de notre entourage.
La diffusion
Nous recherchons une cohérence jusque dans la diffusion du film, puisque nous avons inauguré la première tournée de projection dans notre village natal que nous avons conclu à Vosnon, avec les habitant·e·s de la région qui l’ont plus ou moins connu. En somme, nous partions de chez nous et allions vers André Gorz.
Le film est désormais régulièrement diffusé, en France ainsi que dans les pays limitrophes. Le format documentaire fiction permet de toucher des personnes qui n’aurait pas forcément pris la peine de lire ses ouvrages. La durée d’une heure et quart est idéal pour prolonger le film d’une discussion.
Ainsi, modestement et à notre manière, nous prolongeons la pensée de Gorz dans les cinémas, les écoles, les médiathèques, les cafés associatifs… Loin d’être éteint, le pionnier de l’écologie politique nous éclaire encore pour quelques décennies…